Somalie: «Une crise humanitaire se développe de manière dramatique»

Sécheresse, insurrection des islamistes shebabs, et maintenant conflit dans l’État autoproclamé du Somaliland : la Somalie souffre de l’une des pires et des plus longues crises humanitaires au monde. Entretien avec Jürg Eglin, qui vient de passer quatre ans à la tête de la mission du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) dans ce pays.

RFI : Jürg Eglin, depuis trois semaines maintenant, de violents combats ont lieu à Las Anod, une ville disputée de la région séparatiste du Somaliland. Est-ce que vous pouvez nous décrire l’impact humanitaire de ces affrontements ?

Jürg Eglin : On observe une crise humanitaire qui est en train de se développer de manière assez dramatique. On parle de plus de 100 000 personnes déplacées et on n’a pas tous les détails sur cette situation humanitaire qui est quand même alarmante et dramatique.

On a vu circuler sur les réseaux sociaux des appels à bloquer les convois humanitaires du CICR pour venir en aide à ces populations…

La situation est très polarisée et on a rencontré des difficultés pour être accepté comme agence neutre indépendante et assister les gens, peu importe avec qui on parle, peu importe avec qui on trouve des accords et peu importe d’où cette aide aide arrive.

Cela veut dire, pour bien comprendre, que le conflit est tellement polarisé que si vous acheminez l’aide humanitaire via le Puntland ou via le Somaliland, vous allez être perçu comme partisan d’un côté ou de l’autre ?

C’est bien résumé. C’est la problématique qui rajoute un élément de tensions et qui peut concrètement aussi nous poser un problème : c’est la sécurité sur place. C’est aussi un appel aux gens qui sont actifs sur les médias sociaux de respecter quand même un CICR qui travaille sur une base neutre, indépendante, sans agenda politique.

La Somalie est également confrontée à une terrible sécheresse. Pendant des mois, on a alerté sur le risque de voir une famine de nouveau déclarée dans le pays. Finalement, cette déclaration n’a pas eu lieu. Qu’est-ce que cela signifie ? Est-ce que les pluies qui sont tombées en fin d’année ont permis de stabiliser la situation ?

Les pluies n’étaient pas très bonnes. On est toujours dans une situation de crise. Actuellement, on est dans la saison sèche et on attend la prochaine saison principale qui devrait arriver d’ici quelques semaines. C’est ça qui va nous dire si on va vers une amélioration. Il y a quand même des gens qui sont assez alarmés sur le fait qu’on puisse encore aller vers une situation qui se dégrade dans les semaines et les mois à venir.

Est-ce qu’aujourd’hui, il est possible d’apporter une réponse humanitaire aux populations qui se trouvent dans les zones sous contrôle des shebabs ? Et sait-on quelle part de la population est hors des radars ou hors d’accès ?

C’est la grande question. C’est un peu l’éléphant dans la pièce et c’est aussi très difficile à chiffrer. On observe un peu les tensions et la violence qui se manifeste tous les jours et en même temps, les offensives qui sont lancées par le gouvernement. Et dans ce sens-là, je ne dirais pas qu’il y a un changement d’attitude de ce groupe shebab vers la communauté internationale et vers les humanitaires en particulier.

Au CICR, on essaie depuis plusieurs années d’avoir une négociation sur un espace humanitaire dans cette région très violente et où la situation est très tendue. Et on n’a pas un accès libre, ouvert. On est loin de ça. Mais on a quand même quelques succès, pour pouvoir travailler avec les populations de cette région. Mais c’est de loin, pas assez. Et, de manière générale, les populations qui sont loin des centres urbains, qui sont souvent sous le contrôle du groupe des shebabs, ce sont des populations qui souffrent plus.

En Somalie, les crises alimentaires sont chroniques, mais avec l’accélération des changements climatiques, est-ce qu’on est dans des crises ponctuelles à répétition ? Ou est-ce que finalement ce sont les modes de vie de ces populations d’éleveurs qui sont à terme menacés ?

C’est un dilemme auquel on fait face en tant qu’humanitaires et on a du mal à voir l’avenir de ces populations. Moi, je ne crois pas à un retour à une sorte de normale comme avant ces crises. C’est très difficile à imaginer. J’ai vécu en Somalie il y a plusieurs années et j’ai expérimenté ce style de vie, nomadique, semi-nomadique des gens qui bougent avec leur bétail. C’était presque un peu romantique comme style de vie, avec leurs chameaux, leurs troupeaux. Mais c’était aussi un style de vie très très fragile, basé sur une économie qui dépend d’un accès aux pâturages à un certain moment de l’année, d’un accès à l’eau, à des accords entre les clans qui bougent (dans quelle direction et à quel moment de l’année). Et tout cela est en train de s’écrouler et on a du mal à voir comment ce système fragile peut encore exister à l’avenir.

Aussi les crises reviennent. Les Somaliens ont l’habitude des crises de sécheresse ou même de conflits, mais ces crises deviennent beaucoup plus fréquentes et le temps de récupération devient impossible. Et là, il faut réfléchir sur la suite : il y a des modèles, il y a la technologie, il y a des choses qu’on pourrait amener et mettre en place. Mais pour ça, il faut un niveau de stabilité, un niveau de paix pour permettre à ces gens de se développer.

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