La relance cette semaine de l’enquête du juge libanais Tarek Bitar sur les explosions au port de Beyrouth a rapidement tourné à l’imbroglio. Le magistrat est, depuis mercredi, l’objet de poursuites lancées par le procureur général Ghassan Oueidate, une personnalité elle-même inculpée dans ce dossier. Une situation désespérante pour les familles de victimes.
Paralysée depuis treize mois, l’enquête sur la double explosion au port de Beyrouth est depuis quelques jours au cœur d’un bras de fer juridique entre le procureur général près la Cour de cassation, Ghassan Oueidate et le juge Tarek Bitar, le juge d’instruction près la Cour de justice.
Ce dernier a dégainé le premier, le 23 janvier, en relançant son enquête et en faisant fi des pressions et blocages politico-judiciaires qu’il affronte depuis qu’il a été chargé, en février 2021, d’enquêter sur les causes de la tragédie qui a fait le 4 août 2020 plus de 220 morts et 6 500 blessés et défiguré la capitale libanaise.
Une décision aussi inattendue que fracassante qu’il a accompagnée de convocations pour des audiences, à partir du 6 février, de plusieurs figures des sphères politiques et sécuritaires du pays du Cèdre.
Outre Ali Hassan Khalil et Ghazi Zeaïter, deux anciens ministres issus du mouvement Amal du très influent président du Parlement Nabih Beri, pilier du tandem politique chiite qu’il compose avec le Hezbollah, le magistrat a convoqué Hassan Diab, l’ancien Premier ministre en poste à l’époque, ainsi que le chef de la Sécurité de l’État, Tony Saliba, proche de l’ancien président Michel Aoun, et le directeur de la Sûreté générale, Abbas Ibrahim, décrit comme proche du tandem chiite.
Le juge Bitar poursuivi à son tour
Résolument offensif et semblant jouer son va-tout, Tarek Bitar s’est surtout frontalement attaqué au monde judiciaire en engageant des poursuites contre le procureur général Ghassan Oueidate. Ce dernier s’était désisté de l’affaire du port en raison d’un lien de parenté avec Ghazi Zeaïter, l’un des élus qui fait l’objet de poursuites.
Selon un responsable judiciaire cité par l’AFP, Ghassan Oueidate avait supervisé en 2019 une enquête des services de sécurité sur des fissures dans l’entrepôt où était stocké les centaines de tonnes de nitrate d’ammonium, à l’origine des explosions, sans mesure de sécurité depuis leur déchargement dans le port de Beyrouth en 2013. La tragédie du 4 août 2020 est imputée par une grande partie de la population à l’incurie de la classe dirigeante et à la corruption dont le port était l’un des symboles.
En plus de la plus haute autorité judiciaire du pays, le juge souhaite entendre trois autres magistrats en lien avec le dossier, ont indiqué deux sources judiciaires à Reuters.
Mercredi 25 janvier, le procureur général a répliqué à sa propre mise en accusation en ordonnant la libération des 17 personnes détenues sans jugement depuis la double explosion meurtrière du 4 août 2020 et engagé des poursuites à l’encontre du juge Tarek Bitar… pour « rébellion contre la justice », et « usurpation de pouvoir ».
Le juge est en outre frappé d’une interdiction de quitter le territoire libanais et appelé à comparaître jeudi matin, a indiqué le procureur général près la Cour de cassation dans une déclaration à l’AFP. La veille, le parquet avait signalé que l’enquête restait suspendue.
« Je suis toujours chargé de l’enquête et je ne me dessaisirai pas de ce dossier. Le procureur n’a pas la prérogative de me poursuivre », a réagi à son tour, dans une déclaration à l’AFP, le juge Tarek Bitar qui n’a pas fini la rédaction de l’acte d’accusation. Selon un responsable judiciaire ayant requis l’anonymat et cité par l’AFP, il refuse de comparaître jeudi.
« Le Liban a sombré hier un peu plus dans une atmosphère surréaliste de délitement des institutions », estime pour sa part le quotidien francophone L’Orient-le-Jour, qui qualifie l’initiative de Ghassan Oueidate, « soutenu par une partie de la classe politique et par l’appareil sécuritaire », de « coup d’État contre Tarek Bitar ».
Selon l’ancien procureur général Hatem Madi, cité dans les colonnes du journal, « la loi ne permet pas au procureur général d’ordonner la libération des détenus [dont le directeur des douanes Badri Daher et celui du port Hassan Korayte]. Celui qui a ordonné leur arrestation est le seul habilité à demander leur libération ». Chucri Sader, ancien président du Conseil d’État, a expliqué à L’Orient-le-Jour : « le juge Oueidate oublie qu’il s’est récusé lui-même, et là, il veut reprendre la main sur le dossier. C’est inédit dans l’histoire d’un pouvoir judiciaire à l’échelle mondiale ».
« Le procureur agit comme un pion du régime »
La tournure des événements a provoqué l’ire des familles de victimes, satisfaites dans un premier temps par la relance d’une enquête. Mercredi soir, une dizaine de personnes ont manifesté devant le domicile de Ghassan Oueidate.
« Cela faisait treize mois que nous nous battions pour que la justice puisse reprendre son cours, donc le fait de voir le juge Bitar repasser à l’action a provoqué chez nous une très grande surprise, confie à France 24, Paul Naggear, père d’Alexandra, une des plus jeunes victimes du drame. Son courage nous a donné de l’espoir en la justice libanaise, même si on s’attendait à une réaction de la part de ce régime criminel qui a, dès le début, tout fait pour neutraliser le juge ».
L’enquête du juge est bloquée par un recours en dessaisissement et de nombreux recours en invalidation présentés par des responsables politiques convoqués dans le cadre de l’enquête, dont l’ancien ministre des Travaux publics Youssef Fenianos. Considérant que le magistrat outrepasse ses fonctions, la classe dirigeante refuse de lever les immunités de plusieurs anciens élus et responsables sécuritaires qu’il souhaite interroger.
En septembre 2021, un haut-responsable du Hezbollah avait même menacé de « déboulonner » le juge Bitar accusé d’être politisé, alors que des rumeurs circulaient autour d’une implication du parti pro-iranien dans le stockage des tonnes de nitrate d’ammonium, à l’origine des explosions.
Le 14 octobre, des affrontements armés avaient fait 6 morts à Beyrouth en marge d’une manifestation organisée par le Hezbollah et son allié le mouvement Amal devant le Palais de Justice, pour exiger le remplacement du juge Bitar.
« Je m’attendais à une contre-attaque du procureur, mais pas de cette ampleur, et certainement pas à ce qu’elle mette fin à l’État de droit, ou de ce qu’il en restait, poursuit Paul Naggear. Car c’est de cela qu’il s’agit, l’État de droit est mort au Liban, et face à l’implosion de l’une des dernières institutions qui semblaient encore fonctionner, ce n’est plus le juge Bitar ou même les explosions du 4 août qui sont en jeu, mais tout le monde et toutes les enquêtes en cours ».
Et d’ajouter : « l’offensive du procureur contre le juge vise en réalité ceux qui croient encore à la justice dans ce pays, et démontre que le Liban est en train de définitivement se transformer en république bananière ».
Malgré la colère et la déception, Paul Naggear estime que Tarek Bitar est toujours l’homme de la situation, estimant qu’il ne doit pas jeter l’éponge alors « qu’en face de lui, le procureur agit comme un pion du régime, alors même qu’il s’était mis à l’écart du dossier ».
« J’ai confiance en lui parce qu’il travaille avec ténacité depuis qu’il a été nommé, explique-t-il. Il n’a pas fait de faux pas jusqu’ici, et n’hésite pas à s’attaquer aux gros poissons et on sent qu’il a l’appui des juges internationaux qui suivent l’affaire. Je remarque par exemple qu’il est repassé à l’action ces derniers jours après la visite de magistrats français ».
Tarek Bitar s’est entretenu le 18 janvier avec une délégation judiciaire française venue au Liban pour enquêter sur la mort de deux citoyens français lors du drame.
« Nous nous dirigeons vers une confrontation directe »
Toutefois, les familles de victimes s’inquiètent pour la suite des événements. Tarek Bitar va-t-il être révoqué ? Comment peut-il poursuivre son travail s’il ne parvient pas à faire exécuter ses décisions ?
« Pour être honnête, il ne nous reste plus beaucoup de cartes à jouer désormais mis à part mettre une pression maximale sur le procureur pour qu’il réalise la portée et les conséquences de ses actes qui violent notre cause et l’essence même de la justice au Liban, confesse Paul Naggear. C’est le comble du comble de voir le juge chargé de l’enquête être poursuivi par ceux qu’il a décidé de poursuivre dans le cadre de l’enquête ! »
Le comité des familles des victimes du 4 août a appelé à un rassemblement jeudi devant le Palais de justice de Beyrouth. En septembre 2022, le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) avait décidé de nommer un juge d’instruction suppléant, avant de renoncer suite à l’opposition de familles de victimes et du président du CSM, le juge Souheil Abboud.
« Nous nous dirigeons vers une confrontation directe si le juge Bitar se voit dessaisi de l’affaire, nous devons nous mobiliser très vite afin d’empêcher cela, et alerter la communauté internationale sur le fait que le Liban est devenu un État totalement failli », indique Paul Naggear.
Ce dernier attend énormément des plaintes déposées à l’étranger, loin du système judiciaire, jugé comme trop dépendant d’une classe politique qui a refusé toute idée d’investigation internationale.
Le 13 juillet, des proches de victimes ont déposé une plainte au Texas, avec le soutien de la fondation suisse Accountability Now, à l’encontre du groupe américano-norvégien de services géophysiques TGS ASA, qui serait lié à l’affrètement du navire ‘Rhosus’ à bord duquel se trouvaient les tonnes de nitrate d’ammonium incriminées.
Mercredi soir, les ONG Human Rights Watch (HRW) et Amnesty International ont pressé le Conseil des droits de l’Homme des Nations unies « d’adopter de toute urgence une résolution pour mettre en place une commission d’enquête impartiale ».
« Il est parfaitement clair que les autorités libanaises sont déterminées à faire obstruction à la justice », ont-elles estimé dans un communiqué conjoint mercredi soir.
Partager