Il y a 50 ans, le 26 août 1973, l’opposant tchadien Outel Bono était assassiné en plein Paris, de deux balles tirées par un tueur qui prenait aussitôt la fuite. En dépit de révélations venues du Tchad, puis de l’identification par les enquêteurs d’un suspect pour le moins troublant, l’affaire s’est terminée par un non-lieu en avril 1982. RFI et France 24 ont reconstitué, sur la base d’archives parfois inédites, de témoignages et de travaux de chercheurs le fil de cette affaire. Dans le deuxième volet de cette enquête, le principal suspect conduit à une véritable zone grise de la françafrique, dans laquelle intérêts individuels et allégeances sont difficiles à dénouer.
Avril 1975. Nord du Tchad. L’ombre d’une falaise abrite un dépôt d’essence des rebelles du Front de libération nationale du Tchad (Frolinat). Au milieu des caisses de pâtes, de farine, d’armes, les combattants tchadiens préparent le thé. Une caravane de chameaux vient de faire halte là, elle aussi. La radio allumée est branchée sur France Inter. Elle annonce au conditionnel la mort de l’officier français Pierre Galopin. Ceux qui écoutent le bulletin d’information savent bien que ce conditionnel est de trop : Galopin, qui a été envoyé parmi eux comme émissaire pour obtenir la libération des « otages du Tchad », a été exécuté [1].
Assis au milieu des combattants, le journaliste Thierry Desjardins interroge l’un des chefs rebelles, Hissène Habré – futur président du Tchad, de 1982 à 1990 – sur cette exécution. « Galopin a été jugé par un tribunal populaire en janvier dernier, explique Habré. Au cours de son procès il a avoué qu’effectivement il était le numéro deux des services de renseignement de Tombalbaye [président du Tchad de 1960 à 1975, NDLR]. » Habré partage avec le journaliste quelques-unes des confessions faites lors de son interrogatoire. « Il a aussi révélé que l’assassin d’Outel Bono à Paris était un certain Léon Hardy, un Français ancien garde du corps de Bokassa [qui a dirigé la Centrafrique de 1976 à 1979, NDLR] et ami personnel de Gourvennec. » [2]
Camile Gourvennec est un homme que les rebelles connaissent bien puisque ce Français dirige la police politique de François Tombalbaye. Un personnage-clé de cette affaire, comme on le verra plus tard.
Le lundi 5 mai 1975, Thierry Desjardins signe une pleine page dans Le Figaro. Son article, intitulé « Avec les otages français du Tchad » commence par une longue citation d’Habré. Le chef rebelle y raconte l’exécution de Galopin et sa confession. « Avant d‘être passé par les armes il a, une nouvelle fois, comme au cours de son procès en janvier dernier devant un tribunal — populaire — reconnu qu‘il avait bien été le numéro deux du service de répression de Tombalbaye et qu‘il avait ainsi arrêté de nombreux révolutionnaires. » Dans cet article, le nom de Léon Hardy est révélé au grand public, ainsi que ses relations avec Bokassa et Gourvennec [3].
L’article de Desjardins relance l’enquête. « Léon Hardy » est en fait d’un pseudonyme. Et la police finit par retrouver celui qu’il cache. L’homme vit dans le sud de la France, et il relie l’affaire au cercle sécuritaire qui entoure Tombalbaye.
Un détour par Ndjamena, la capitale tchadienne, est nécessaire pour bien comprendre les connexions qui s’établissent. À la suite des indépendances, Paris décide d’accompagner de très près la construction des appareils sécuritaires de ses anciennes colonies. C’est l’un des leviers que la France utilise pour maintenir son influence. Au Tchad, le Bureau de coordination et de synthèse du renseignement (BCSR) est dirigé à partir de 1962 par un Français, Camille Gourvennec, qui parvient à gagner la confiance de Tombalbaye et à se rendre indispensable.
Une police politique tenue par des Français
À la charnière des années 1960 et 1970, ce BCSR disparaît au profit d’une autre structure, le Centre de Coordination et d’Exploitation du Renseignement (CCER), qui est de fait la police politique de François Tombalbaye. Gourvennec n’appartient plus à la coopération française, il sert sous contrat tchadien et semble s’émanciper de l’autorité de Paris, comme le soulignent les avis contradictoires sur le personnage rassemblés par l’historien Damien Mireval auprès de différentes sources diplomatiques et militaires françaises [4].
Le jeu de Gourvennec est loin d’être clair : Maurice Robert, le patron de l’Afrique au Service de documentation extérieure et de contre-espionnage (Sdece), confie à son sujet dans un livre d’entretiens qu’il a réussi à en faire l’un de ses agents « dans la plus totale clandestinité, bien sûr, puisqu’il continuait à travailler dans le même temps pour Tombalbaye. » [5]
À quels ordres obéit-il en fait : ceux de la France ou du Tchad ? Gourvennec joue-t-il sur plusieurs tableaux ? « À la croisée des intérêts tchadiens et français, analyse l’historien Jean-Pierre Bat. Il incarne plus ses propres intérêts que ceux d’un État – tout en maîtrisant parfaitement ces logiques régaliennes. Tantôt considéré comme un atout, tantôt comme un intrigant indésirable et gênant, Gourvennec s’impose comme l’intermédiaire indispensable par excellence, qui tire sa légitimité de la confusion des genres. » [6]
À ses côtés, au sein de l’appareil sécuritaire tchadien, l’officier peut compter sur le capitaine Pierre Galopin et l’adjudant-chef Albert Gélino. Ces hommes nous font entrer dans une véritable « zone grise » de la françafrique dans laquelle les jeux individuels rendent beaucoup moins lisibles les allégeances et les relations d’autorité. Qui a ordonné ? Qui a informé ? Qui a simplement laissé faire ? Cet assassinat est-il le simple fait de la police politique de Tombalbaye ou les services français y ont-ils été mêlés ? Les acteurs de cette histoire ne se laissent pas comprendre facilement.
Un ancien collaborateur de Bokassa recruté par Gourvennec
En décembre 1977, les enquêteurs s’intéressent doncà un certain Claude Bocquel, qu’ils ont réussi à localiser dans le sud de la France. Ils se rendent à son domicile. Bocquel est sur place et répond à leurs questions. C’est un ancien CRS qui a été garde du corps au Gabon du président Omar Bongo, puis chargé de la sécurité du président centrafricain Bokassa à la fin des années 1960. Sur l’étagère de la cheminée dans sa salle à manger, les policiers découvrent un revolver de calibre 9mm de marque Webley et Scott. Bocquel dit le posséder depuis les années qu’il a passées au service de Bokassa.
Les policiers trouvent aussi des télégrammes, des lettres, une carte postale qui montrent un lien régulier entre Bocquel et Gourvennec, le chef du CCER. Bocquel raconte le parcours sinueux qui l’a conduit à rencontrer Gourvennec et à collaborer avec lui. Il explique qu’il a essayé (sans succès, dit-il) d’infiltrer pour le compte du CCER les milieux tchadiens de Paris, notamment étudiants. Signe de sa disposition à exécuter des missions sensibles pour le compte de la police politique tchadienne, il indique avoir étudié, à la demande de Gourvennec, un projet d’enlèvement du Docteur Abba Siddick, l’un des chefs de la rébellion armée du Frolinat. A-t-il utilisé le pseudonyme de Léon Hardy dans sa collaboration avec le CCER ? « Pas impossible », dit-il. Des documents montrent par ailleurs que Bocquel a été propriétaire d’un véhicule Citroën 2 CV.
Le meurtre de Bono ? « Je ne suis pas le meurtrier », dit Bocquel, qui fait cette précision surprenante : si Gourvennec lui avait demandé, avec l’autorisation des services officiels français, de supprimer Outel Bono, il l’aurait fait. Bocquel assure par ailleurs avoir un alibi : le 26 août 1973, il affirme qu’il gérait son bar, le Splendid Bar installé dans un quartier chaud d’Avignon. Il assure aussi qu’il avait cessé à l’époque toute relation avec le commandant Gourvennec.
Peu après, les enquêteurs retrouvent Jacky, la barmaid qui travaillait à l’époque avec lui. Son témoignage est troublant : elle fait état d’une communication téléphonique, durant la deuxième quinzaine d’août 1973, après laquelle « il semblait comme un fou ». Dans les jours qui suivent, l’épouse de Bocquel le remplace au bar. Jacky ne revoit plus son patron dans les derniers jours du mois d’août 1973. Elle s’entend même dire par la femme du patron qu’il n’y a plus de travail dans l’établissement et qu’il va fermer. Selon l’historien Jean-Pierre Bat, « c’est cet homme, devenu agent du CCER, qui est identifié comme le tueur d’Outel Bono au terme de l’enquête de police. » [7]
Le rôle de Gourvennec dans cette affaire ? Une communication entre les services de coopération policière de la capitale tchadienne Fort-Lamy (le SCTIP, Service de coopération technique internationale de police) et le directeur général de la police nationale française donne un point de vue éclairé sur la question. L’échange date de septembre 1973. L’antenne du SCTIP transmet à Paris une demande de Gourvennec qui souhaiterait en savoir plus sur les circonstances de l’assassinat de Bono, l’état de l’enquête, le parti de l’opposant politique (MDRT)… Réponse sans appel du directeur de la police nationale française : « Ne donner aucun renseignement. » Il annote le courrier et souligne un passage qui indique : « N’hésite pas à présenter le commandant Gourvennec, comme l’instigateur probable de l’assassinat de son mari. » Son commentaire : « Réponse à la question posée. » [8]
En dépit de ce faisceau d’éléments, Bocquel n’est pas inquiété. Gourvennec pas plus. L’affaire débouche sur un non-lieu en avril 1982. L’avocat d’Outel Bono, Maître Pierre Kaldor tente de relancer la procédure en appel, puis en cassation. Il rappelle la façon dont le nom de Bocquel a émergé, les états de service du personnage et estime que « les renseignements recueillis sur la personnalité, l’activité passée et le comportement de Bocquel font peser sur lui une indéniable suspicion ». Il note également que, quelques mois après le meurtre, Bocquel a disposé d’une somme d’argent de 200 000 francs lui permettant d’acheter une villa. La procédure n’est pourtant pas relancée [9].
Le Secrétaire général de la présidence française de la République pour la communauté et pour les Affaires africaines et malgaches, Jacques Foccart (à gauche), accueillant le 3 mars 1971, dans la cour de l’Élysée à Paris, François Tombalbaye avant sa rencontre avec le président français Georges Pompidou. Les relations de Tombalbaye et de l’Élysée ont été en dents de scie tout au long des années de règne du premier président tchadien, entre soutien militaire de Paris et dénonciation par le pouvoir de Fort-Lamy, puis Ndjamena, du rôle de Jacques Foccart dans les affaires tchadiennes. AFP
Faut-il voir dans cette impasse judiciaire la main du pouvoir politique français ? Le dossier a-t-il été étouffé par la raison d’État ? Selon l’historien Damien Mireval, « la réponse au mystère s’appelle peut-être Camille Gourvennec. Il est à ce titre édifiant de constater qu’il gardait d’étroites relations avec Paris : Jacques Foccart l’a reçu à sa table l’année du meurtre de Bono. Gourvennec était un maillon essentiel du dispositif franco-tchadien de Foccart. Il est très probable que ce soit lui qui ait téléguidé Bocquel. L’Élysée s’en doutait, mais n’avait aucune envie d’étaler ses secrets de famille au cours d’un procès » [10]
Au chapitre des pièces manquantes de ce puzzle politico-judiciaire, le rôle de Henri Bayonne, un mystérieux « ami » de la famille Bono. Un homme omniprésent dans l’entourage de l’opposant. Saleh Kebzabo, l’actuel Premier ministre tchadien, était à l’époque compagnon politique d’Outel Bono. Il s’interroge aujourd’hui encore sur ce que Bayonne faisait si près du leader politique et soupçonne des connections avec les services français : « Un crime crapuleux comme celui-là ne peut pas se faire sans que les services spéciaux n’y aient mis la main », déclare-t-il cinquante ans plus tard. « Le colonel Bayonne, comme on l’appelait, était avec nous tout le temps. Il avait acquis la confiance absolue d’Outel. Il participait même aux réunions avec nous, ce que je n’approuvais pas beaucoup ». Après l’assassinat d’Outel Bono, Saleh Kebzabo note une étrange évolution dans le comportement des époux Bayonne : « Le soir même j’ai appelé chez lui, puisque j’ai son numéro. » Comme à l’habitude, c’est Mme Bayonne qui décroche. Elle a souvent eu Kebzabo au téléphone, elle le connaît bien. Il se présente et demande à parler à son mari. Accueil glacial : « Mais je ne vous connais pas, Monsieur. » Impossible également, les jours suivants, d’accéder à Henri Bayonne. « Ça, explique Saleh Kebzabo, ça a renforcé ma conviction que ce Monsieur devait y être pour quelque chose ».
[1] Sur les circonstances de cette exécution, cf l’entretien biographique accordé par Goukouni Weddeye à Radio France Internationale « Témoignage pour l’histoire du Tchad ».
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