Haïti: les clés pour comprendre le chaos sécuritaire

Sous la pression internationale (notamment des États-Unis et de la Communauté des Caraïbes, la Caricom), confronté à une vague de violence inédite des gangs dans son pays, le Premier ministre Ariel Henry contesté démissionne le 11 mars 2024. Il ouvre alors la voie à une transition politique. Un processus dont est chargé le Conseil présentiel de transition. Constitué de 9 membres, dont 2 observateurs de la société civile, le CPT a prêté serment le 25 avril 2024. Il doit mettre en place un gouvernement et organiser des élections afin de remettre les clés du pays au plus tard le 7 février 2026.

Mais le Conseil présidentiel, miné par des luttes internes, peine à imprimer sa marque, et à être reconnu comme l’autorité politique qui tient les rênes d’Haïti. Car officiellement, jusqu’à la formation d’un nouveau gouvernement, les ministres démissionnaires de l’ancien gouvernement sont toujours en poste et les affaires courantes sont gérées par Michel Patrick Boisvert, désigné Premier ministre intérimaire.  « Le climat dans les rues de Port-au-Prince démontre que le pays attend de nouveaux dirigeants. On ne sait pas ce que les nouvelles autorités attendent pour commencer à marquer leur présence », écrit le quotidien Le Nouvelliste.

Pour Marckendy Pierre-Louis, coordonnateur général de l’organisation socio-politique Force Artibonite 2020, les membres du CPT poursuivent surtout leurs intérêts personnels « Le conseil n’est pas en activité. Certains secteurs du conseil le considèrent comme leur bien privé ». D’autres Haïtiens, comme le professeur Joanes Clairezius, estiment qu’il faut accorder du temps à la nouvelle équipe.

♦ Que répond le CPT (Conseil présidentiel de transition) aux critiques qui lui sont adressées ?

« Il n’y a pas de luttes internes au Conseil », explique le conseiller présidentiel Leslie Voltaire, mais des luttes au sein des secteurs qui ont envoyé des représentants au CPT. Interrogé sur l’impatience des Haïtiens qui n’en peuvent plus de l’insécurité et des violences, Leslie Voltaire dit les comprendre mais ajoute : « Nous n’avons pas de baguette magique ». Si la situation sécuritaire s’améliore, il assure néanmoins que les Haïtiens retrouveront la confiance dans leurs autorités. « Je pense qu’on peut avoir des actions rapides, des actions pour montrer que l’on va en terminer avec la corruption et avec l’impunité, il faut quelques actions spectaculaires pour redonner confiance »

♦ Quelle est la situation sécuritaire dans le pays?

Selon l’ONU, le premier trimestre 2024 a été très violent, avec au moins 1 660 personnes tuées, soit 50% de plus qu’au dernier trimestre 2023. L’ONG Global Initiative against Transnational Organized Crime, avance même le chiffre de 2 500 morts. Les gangs contrôlent toujours plus de 80 % de la capitale Port-au-Prince et de ses environs. Les attaques contre les populations civiles et les institutions étatiques se poursuivent, forçant les habitants de la capitale à fuir. Plus de 360 000 personnes ont dû abandonner leur domicile selon l’Organisation Internationale des migrations (OIM), dont plus de 90 000 dans l’aire métropolitaine de Port-au-Prince. L’Unicef recense au moins 50 000 enfants déplacés avec leurs familles rien que depuis le mois de février 2024. RFI a rencontré l’un des déplacés à Cap-Haitien. Il dit avoir fui les violences du chef de gang Jimmy Chérizier, alias Barbecue : « Il brûle les maisons, tuent les gens, violent les femmes, il a brûlé presque toute ma maison, j’ai dû fuir Port-au-Prince avec ma femme ». Un récit qui ressemble à beaucoup d’autres. Une femme réfugiée aux Cayes, dans le sud d’Haïti nous a raconté : « J’étais chez moi lorsque des bandits ont envahi ma maison. Ils s’en sont pris mon mari et l’ont tué… Puis, ils ont incendié la maison. Je me suis échappée avec mes trois enfants pour me réfugier à Jérémie. Je vis chez une amie. Je n’ai rien, je n’ai pas de famille ici. J’implore les autorités de rétablir la sécurité ».

Mais la violence des gangs ne touche pas uniquement la capitale. Les groupes armés sévissent aussi dans le bas-Artibonite, au nord de Port-au-Prince. Dans ce département, la plus grande zone rizicole du pays, certains habitants, pour se protéger des gangs, ont formé des groupes d’autodéfense, comme l’a expliqué André Saint-Louis qui vit à Jean-Denis.

♦ Où en est le déploiement de la force multinationale ?

Après des mois de tractations, notamment pour trouver un pays acceptant de prendre la tête de cette opération, le Conseil de sécurité de l’ONU approuve le 7 octobre 2023 l’envoi d’une mission multinationale d’appui à la sécurité (MMAS). L’objectif de cette force constituée de policiers est d’épauler la Police nationale d’Haïti (PNH) dans la lutte contre les gangs. La situation sécuritaire en Haïti et des obstacles politico-judiciaires au Kenya retardent la mise en place de cette mission. Selon le gouvernement kényan, un premier contingent de policiers doit finalement arriver « dans les prochains jour et semaines ». D’après les informations recueillies par RFI, il s’agirait de 200 hommes. Les préparatifs sont en cours. La logistique est prise en charge par les États-Unis qui, comme d’autres pays occidentaux, ont refusé d’envoyer des troupes en Haïti.

Selon Leslie Voltaire, l’un des neuf membres du Conseil présidentiel de transition, les policiers kényans vont « travailler avec la PNH, entraîner la police haïtienne pour sécuriser l’aéroport, le port, le palais national, les ministères et débloquer les routes ». Ce premier contingent accueillera ensuite les autres policiers, en provenance du Kenya, du Bénin, du Bangladesh, de l’Argentine, des Bahamas, de la Jamaïque et de la Barbade, précise Leslie Voltaire. Si ce n’est pas suffisant pour rétablir la sécurité dans le pays, ces troupes permettront aux Haïtiens de retrouver confiance, souligne ce conseiller présidentiel.

Au sein de la PNH, on se prépare à travailler avec la force multinationale qui est « la bienvenue », explique Lionel Lazarre, coordinateur du Syndicat National des Policiers Haïtiens (Sinapoha). « Ce n’est un secret pour personne que la police fait face à des moments difficiles. La police nationale haïtienne a un problème de moyens et un problème de matériel », souligne le policier qui demande aux autorités politiques de « prendre des dispositions » afin de remédier à la faiblesse opérationnelle de la police haïtienne.

♦ Que pensent les Haïtiens de la force multinationale ?

La population est bien consciente que la police haïtienne est totalement dépassée par la violence des gangs et a besoin du renfort international. Mais comme cette habitante de Port-au-Prince qui s’est confiée à RFI, beaucoup d’Haïtiens craignent des nouveaux affrontements. « 1 000 policiers kenyans, ce ne sera pas suffisants pour faire peur aux gangs », explique-t-elle, « moi personnellement, j’ai peur de me déplacer, on risque de prendre des balles perdues ». Pour Marie Rosy Auguste Ducena, responsable de programme du Réseau National de Défense de Droits Humains (RNDDH), la population dans sa majorité attend cette force avec impatience. « Elle espère qu’elle pourra l’aider à souffler par rapport à la situation catastrophique qu’elle vit ». L’avocate met toutefois en garde sur la possible répétition des erreurs du passé : « il faut que cette force soit encadrée par des autorités sérieuses ». Étant donné l’existence des liens « entre certains gangs et les autorités policières », elle exige la révocation du chef de la PNH, Frantz Elbe, qui, selon elle, a perdu toute légitimité nécessaire pour travailler avec les responsables de la force multinationale.

♦ Comment les gangs réagissent à l’arrivée des policiers internationaux ?

Ils se disent prêts à les affronter. L’un de leurs chefs, Jimmy Chérizier alias Barbecue, à la tête d’une coalition de gangs appelée « Vivre ensemble », dans une interview à la radio américaine NPR a promis un long combat et table sur la fatigue des policiers étrangers qui finiront pas partir. Même discours de la part de l’un des chefs du gang de Mariani, Tigress, interviewé par nos confrères de France 24. « On est chez nous ici, c’est notre territoire, les ancêtres sont avec nous…et nous sommes prêts pour la guerre ».  Tout comme Barbecue qui s’affiche comme un révolutionnaire, Tigress réfute les accusations de massacres et dément terroriser la population.

♦ Les gangs pourraient-ils négocier un accord avec les autorités ?

On ne peut pas l’exclure même si le discours de leurs chefs est pour l’instant très « va-t-en-guerre ». Selon le CPT, une fois la sécurité rétablie, il va y avoir un programme pour la réinsertion des « petits soldats ». Mais que se passera-t-il avec les grands chefs comme Barbecue ? Leslie Voltaire ne souhaite pas donner d’avis personnel, « c’est à la société d’en décider et à la commission du désarmement et à la commission de vérité, justice et réparation ».  Pour Marie Rosy Auguste Ducena du RNDDH, il est tout simplement inimaginable que les responsables des violences ne soient pas jugés. Pour ces « criminels de droit commun », il ne peut en aucun cas y avoir d’amnistie. Les victimes et leurs familles ont besoin de justice, explique l’avocate. « Et ils ont besoin de connaître la vérité, de comprendre pourquoi le pays un beau jour a sombré dans cette violence ». Marie Rosy Auguste Ducena rappelle que son organisation a recensé 30 massacres perpétrés par des gangs depuis 2018.    

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